L’ATLF et l’Association pour la promotion de la traduction littéraire [Atlas] publient une Tribune intitulée : « IA et traduction littéraire : les traductrices et traducteurs exigent la transparence », qui alerte sur les dangers imminents de l’intelligence artificielle dans le domaine de la traduction.

Bulletin des Auteurs – Qu’est-ce que la « traduction automatique » ?

Jonathan Seror – C’est la « transcription » d’un texte d’une langue source vers une langue cible, réalisée par un programme informatique. Le logiciel va utiliser un algorithme qui analyse une quantité colossale de traductions humaines déjà existantes lui permettant d’établir des correspondances entre des corpus de textes écrits dans plusieurs langues pour reproduire in fine des mots, des phrases, parfois des paragraphes, sur une base statistique. La machine se contentant d’ingurgiter et de régurgiter des fragments de textes sans en comprendre le sens, la plupart des traducteurs récusent le terme de traduction et préfèrent parler de transcodage ou de sortie machine (pour mettre en avant l’aspect informatisé et l’absence de pensée de la mal nommée « intelligence » artificielle) ou encore de pré-traduction (ce qui suppose l’intervention ultérieure d’un « vrai » traducteur).

B. A. – Où en est aujourd’hui l’édition dans le domaine de la traduction automatique ?

J. S. – L’ATLF a mené une étude auprès de ses adhérents dès la fin 2022. Sur un échantillon d’environ 500 traductrices et traducteurs, il apparaît que le recours à la traduction automatique demeure aujourd’hui extrêmement marginal dans ce secteur. Pour l’instant les éditeurs français ne revendiquent pas officiellement l’utilisation de la traduction automatique pour publier de la littérature étrangère. De l’autre côté, on sent une grande réticence du côté des traducteurs face à l’éventualité de cette pratique. Cependant, les quelques cas qui ont été remontés nous amènent à nous poser cette question : pourquoi un éditeur ferait-il appel à la traduction automatique ? La réponse est évidente : de son point de vue, ce serait pour réduire les coûts et gagner du temps.

B. A. – Quels sont les questions que soulèverait la traduction automatique ?

J. S. – Sur le plan juridique, le traducteur est un auteur. Il crée une œuvre de l’esprit originale, même si elle est dérivée d’une œuvre première. Ainsi à partir d’un même texte, chaque traducteur créera une œuvre différente selon sa sensibilité, sa voix ou son style. On peut dire qu’il y a autant de traductions qu’il y a de traducteurs.

Pour en revenir à la traduction générée par la machine, on distingue souvent en matière de droit d’auteur l’amont de l’aval. L’amont interroge la manière dont a été nourrie la machine. L’aval s’attache au texte généré par la machine.

En amont, les algorithmes d’une traduction automatique se nourrissent du « Big data », des « données massives », à travers le « Deep Learning », l’« apprentissage profond ». Les algorithmes vont ingurgiter une quantité colossale de textes, souvent accessibles en ligne, afin de pouvoir potentiellement les reproduire. Se pose alors la première question : Quels sont les textes qui nourrissent la machine ? S’il s’agit de textes protégés par le droit d’auteur, et que la machine reproduit de manière fragmentée des traductions préexistantes, le droit d’auteur des créateurs de ces traductions préexistantes est violé. Le problème est que les auteurs de traduction ignorent potentiellement l’appropriation de leurs créations par une machine. En outre, compte tenu du processus de retranscription parcellaire par l’IA, il est quasiment impossible de démontrer une contrefaçon (bien que cette violation du droit d’auteur s’apprécie au regard des ressemblances entre les textes, et non des différences). C’est pourquoi une transparence de la part des développeurs sur la matière qui est donnée à la machine permettrait de tracer de telles utilisations. C’est d’ailleurs ce que demandent les organisations d’auteurs au niveau européen dans le cadre de la proposition de règlement sur l’IA.

Dans ce contexte, la crainte est d’autant plus renforcée qu’en droit français a été introduite une énième exception au droit d’auteur suite à la transposition des articles 3 et 4 de la Directive européenne 2019/790 relative au droit d’auteur : « l’exception de fouille de textes et de données », « Text and Data Mining » prévue par les article L122-5et L122-5-3 du CPI, qui permettrait d’ingurgiter des textes sans demander l’autorisation des auteurs, lesquels ne pourraient qu’opposer un « opt-out » que l’on sait aujourd’hui impossible à mettre en œuvre. Cette exception est encore récente mais la première crainte des traducteurs est de se dire qu’à terme ils contribueront, sans le savoir et par la spoliation de leur création, à nourrir l’IA.

En aval, nous avons un texte généré par l’ordinateur, qui à ce jour n’est généralement pas exploitable en l’état du fait de la syntaxe et des erreurs de sens, sans parler de l’absence de construction littéraire. Pour obtenir un texte de qualité publiable, il faut donc faire intervenir un traducteur sur la sortie machine, dans un travail qualifié de « post-édition ». Quel serait alors le statut du traducteur ? Son rôle se limiterait-il à corriger les erreurs et les fautes orthographiques, grammaticales et syntaxiques du texte issu de la traduction automatique, auquel cas il ne serait plus qu’un prestataire de services et perdrait de ce fait sa qualité d’auteur ? Ou devrait-il effectuer un vrai travail de réécriture, devrait-il retraduire, et donc réaliser une création originale, même partielle ? Le curseur est délicat à placer et il y a fort à parier que l’éditeur et le traducteur n’auront pas la même vision des choses.

B. A. –Le recours à l’IA et à la post-édition entraîne-t-il réellement un gain de temps ?

J. S. – Il n’est absolument pas démontré qu’une réécriture à partir d’un texte issu de la traduction automatique générerait un gain de temps puisque le traducteur, au lieu de travailler sur un seul texte (à savoir la version originale) devrait travailler à partir de deux textes, la version originale et le texte issu de la traduction automatique. Ce va-et-vient permanent entre la version originale, la sortie machine et le texte final prend plus de temps qu’on ne le pense. Qui plus est, sur un plan littéraire, nombre de traducteurs pointent l’appauvrissement de la créativité dans ce processus laborieux : la version de qualité médiocre proposée par la machine influencerait le traducteur et le déposséderait du premier jet de sa traduction, qui lui est pourtant essentiel.

Ce qui ressort de l’enquête de l’ATLF, c’est le manque d’intérêt du travail de post-édition. La traductrice ou le traducteur est une personne qui fait preuve de créativité, d’innovation, qui cherche des solutions à des problèmes et crée ainsi une œuvre qui lui appartient. La plupart des personnes qui ont répondu à l’enquête disent qu’elles ne veulent pas faire de la post-édition. Plusieurs raisons sont avancées : l’absence de plaisir dans la tâche, une perte de sens dans leur métier, un problème d’éthique, une dégradation de la qualité de la traduction littéraire. L’utilisation de l’IA entraînerait en effet un formatage des traductions, sans vision globale du texte, sans style original, sans voix particulière, avec des algorithmes qui, incapables d’innover, se nourriraient, à terme, de leurs propres productions.

Se pose enfin la question de la rémunération : le traducteur serait payé moins, tout en supportant des contraintes supplémentaires. Il subirait une pression plus forte, une reconnaissance moindre de son travail, une précarisation accrue. Je rappelle que la rémunération des traducteurs n’a pas évolué depuis des décennies. Elle connaît une dégradation, en ce sens qu’elle n’augmente pas, voire diminue, tandis que le prix de la vie augmente. Si leur rémunération baissait plus encore, ce serait une catastrophe pour les traducteurs.

B. A.– Qui détient les droits sur un texte issu de la traduction automatique et réécrit par un humain ?

J. S. – Est-ce le développeur du programme, est-ce l’éditeur qui a acheté une licence sur le logiciel, est-ce la personne qui a utilisé le logiciel, est-ce le traducteur qui est intervenu sur le texte ? En droit français, pour que le droit d’auteur soit reconnu, il faut un auteur personne physique (sauf pour les œuvres dites collectives) et une œuvre de l’esprit. Au cas particulier, pour ce qui est du texte brut issu de la machine, il n’y a pour ma part ni auteur personne physique, ni œuvre de l’esprit. C’est pourquoi je pense qu’à terme un droit sui generis devra être mis en place pour encadrer la production de contenu généré par l’IA.

B. A. – Quelles sont les attentes des traducteurs ?

J. S. – La première demande des traducteurs littéraires est que leur métier soit respecté. L’ensemble de la profession veut que perdure la création d’une traduction de qualité, dans le respect des droits de l’auteur de la traduction mais aussi de ceux de l’œuvre étrangère. À ce titre, parmi les droits moraux figure le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre. Ce respect d’une œuvre de l’esprit serait remis en question dès lors qu’une traduction serait confiée à une machine dénuée de toute pensée et de tout sens artistique. Le premier garde-fou pourrait à mon avis s’exercer à l’occasion de la cession des droits étrangers. Une clause pourrait être insérée dans le contrat de vente des droits de traduction interdisant à l’éditeur cessionnaire des droits d’utiliser l’IA et l’obligeant à faire appel à un traducteur personne physique pour créer le texte dans la langue cible. La généralisation de cette clause serait dans l’intérêt de tout le monde, y compris des éditeurs, puisque cette obligation serait réciproque, applicable à l’étranger comme en France.

Une autre attente réside dans la transparence des éditeurs. Dans l’hypothèse où la traduction aurait été générée par une traduction automatique, un devoir d’information devrait être respecté vis-à-vis du lecteur, par la mention, en quatrième de couverture, de l’intervention d’un logiciel dans le processus de traduction. Pour des raisons éthiques, il serait nécessaire que la personne qui achèterait un livre traduit par un logiciel soit informée qu’il est issu de la traduction automatique, afin qu’elle sache à quoi s’attendre tant sur le plan du style que des erreurs et fautes qu’elle pourrait y rencontrer.

La demande des traducteurs est également que tous les acteurs de la chaîne du livre soient sensibilisés aux risques et dérives potentielles de l’IA à l’endroit de la création, des auteurs, et de l’existence, la qualité, la probité de la culture, qui ne doit pas être confiée à une machine.

B. A. – Une réglementation européenne pour encadrer l’utilisation de l’« intelligence artificielle » va voir le jour.

J. S. – Au sein du Conseil permanent des écrivains [CPE], l’ATLF va devoir œuvrer, comme d’autres associations d’auteurs, pour que la Commission européenne prenne en compte les demandes des auteurs, y compris des traducteurs. La doctrine européenne montre une appétence pour le développement de l’intelligence artificielle, avec la crainte en arrière-plan que l’Europe soit dépassée par les États-Unis ou par la Chine sur le plan technologie et économique. Pour autant, l’intelligence artificielle ne va pas forcément améliorer le devenir de l’humanité. À mon sens, cette course en avant ne signifie pas un progrès mais il va être difficile de l’arrêter (je suis très sceptique sur la sincérité du moratoire sur la recherche dans l’IA lancé récemment par des personnalités et des experts du milieu). Pour illustrer ce propos, j’aime bien la citation de Laura Hurot, traductrice germaniste, reprise dans la Tribune de l’ATLF et d’Atlas : « La révolution industrielle a remplacé nos muscles par des machines, la révolution numérique remplace maintenant nos cerveaux. » C’est tout le paradoxe de l’IA : elle représente une innovation bénéfique pour certains et un danger potentiel pour d’autres. Il y a urgence à ce que les instances européennes s’emparent du sujet et cherchent à concilier ces différents points de vue. La tribune collective des principales organisations d’auteurs européennes, tous secteurs confondus, le rappelle très justement.

Portrait de Jonathan Seror par Olivia Feyel.

Cet entretien a été publié dans le Bulletin des Auteurs n° 153, en avril 2023.

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