« Compose le “Boléro” ou “Born to be alive”… Scénarise un blockbuster… Sois téléchargé un million de fois ou tais-toi ! » : alors qu’il apparaît comme indispensable à tout livre, spectacle, art visuel, concert, film, dramatique enregistrée, roman graphique, alors qu’il conditionne production, diffusion, médiation des œuvres, alors que sans lui rien ne se fait, rien ne se crée, l’auteur reste la seule personne non salariée dans le projet.
Sur un plateau de théâtre ou d’opéra, dans une salle de concert, toutes et tous sont rémunérés, du technicien au comptable, du scénographe au régisseur, du comédien au musicien, hormis le créateur de l’œuvre, celui sans qui l’évènement n’a pas lieu. Le statut d’auteur n’existe même pas comme profession en tant que telle, par exemple au sein des AEM (attestation employeur mensuelle, seul document validant une activité auprès de Pôle Emploi par exemple). Seule l’œuvre est considérée et génère un revenu patrimonial, assimilable à une location. Pourtant, un compositeur doit souvent contribuer aux répétitions, expliquer, revoir sa partition, épauler le chef. De même un auteur doit retravailler son œuvre, la présenter, la commenter, l’expliquer, parfois faire répéter les acteurs.
Une telle absurdité tient au statut particulier des créateurs d’œuvres de l’esprit. Contrairement par exemple au régime des intermittents du spectacle, qui jouissent de la présomption de salariat, et bénéficient des avantages inhérents à la condition de salariés, les artistes auteurs, eux, n’ont pas de « subordination » à un employeur, du moins en principe. Comment comprendre pourtant les incitations, demandes, objectifs imposés aux scénaristes, aux auteurs de théâtre ? Ou les commandes sur un thème imposé avec distribution obligée… et délai de livraison ?
Les artistes auteurs ne sont pas considérés comme des travailleurs, alors que le spectacle, le concert, le livre ne peuvent exister sans leur incessante et active participation. Ils toucheront « leurs droits » et devraient en être satisfaits, puisque tout le monde travaille pour eux !
On peut juste objecter qu’un droit d’auteur ne rémunère que l’exploitation de l’œuvre et qu’elle est souvent partagée avec des éditeurs, et versée avec un retard de plusieurs mois sinon de plusieurs années, quand elle est versée… Pourtant, la plupart des œuvres (opéra, scénarii, romans, BD) peuvent impliquer des mois, voire des années de travail. Comment accepter qu’elles génèrent pour l’auteur un salaire dix fois inférieur à celui des interprètes, même si ces derniers ne consacrent que quelques heures au projet ?
De manière cynique, les plus grandes structures expliquent encore parfois que la diffusion d’un texte, d’une partition, d’un scénario, d’une illustration constitue une excellente publicité et que pour cela il paraît normal qu’elle soit chichement rétribuée, sans avouer les salaires, les bénéfices incroyables parfois générés indirectement par l’œuvre.
Il faut ajouter à cette indignité que l’auteur, le compositeur, le dessinateur, ne sont pas protégés lors de leurs actions, de leurs déplacements puisqu’il ne s’agit pas de travail… Il est heureux qu’aucun d’entre eux ne se blesse lors de leurs… comment dire ? visites amicales. Nous assisterions sans doute à un bel imbroglio administratif. J’ai même récemment découvert la belle invention d’« Allocation de droits d’auteur » proposé par une scène nationale alors que la tâche imposée inclut déplacements, activités sur le terrain, dialogue avec les acteurs du projet, etc.
Alors que chaque travailleur se voit soutenu, aidé lors des épreuves de la vie, notamment par un système de chômage, l’artiste auteur bénéficie d’un triste privilège : celui de vivre selon les lois du XIXe siècle : devoir gagner assez d’argent pour se débrouiller seul ou crever ! Il peut pourtant vivre des moments difficiles dont les origines lui sont étrangères, par exemple la crise du disque qui a généré d’énormes baisses de revenus, une maladie, un accident, un burn-out…
Et cette indignité, cette iniquité appauvrit, et tue : combien d’artistes auteurs ne bénéficient d’aucune protection ? Combien ne peuvent compter sur un revenu décent, malgré un travail acharné ? Récemment Alexandra Lazarescou, traductrice de deux pièces dans le « In », n’avait pas même été invitée à leur lecture et, malgré son désir, n’avait pas les moyens de se rendre au Festival, qui aime les auteurs, mais les oublie quelque peu lorsqu’ils ne font pas partie du cénacle.
À plusieurs reprises, nous avions discuté de ses inquiétudes quant à la récupération de son travail par un réalisateur, de sa précarité, de la difficulté à se faire régler ses droits, de l’absence de considération, de l’oubli de son travail…
Il y a quelques jours, épuisée sans doute, elle a mis fin à ses jours à 42 ans. Que cette brève contribution lui soit dédiée.
Cette Tribune libre a été publiée dans le Bulletin des Auteurs n° 155.
Photographie d’Olivier Cohen. Crédit : Manuel Gouthière